J'aimais profondément cette grand-mère, malgré la distance, moi à Bordeaux, elle dans la banlieue parisienne. Nous communiquions toujours, souvent une fois par semaine, elle très prise par son agenda de baby-boomeuse à la retraite surchargée d'activités, moi par les premières années de mon boulot après de longues études. Mais par le téléphone, les messages à défaut de nos discussions interminables, aussi par email car elle adorait être branchée avec les nouvelles technologies, mais toutefois, elle conservait des formules de politesse de sa génération. Un détail délicieux quand je devais la lire.
" Ma très chère petite fille,
Je t'écris, je ne veux troubler tes semaines grandement remplies de déplacements, de réunions et de rapports, d'heures trop nombreuses passées dans ton bureau, derrière ton écran ou ensuite dans les transports, mais j'avais envie de partager un peu de moi, ta grand-mère, avec toi, ma chère petite fille. Le temps est aux élections, et je me ferai un devoir de voter, car c'est important. Même indispensable en ces temps troubles où la peur est devenue le vecteur de remplacement de nos pensées. Un moyen subversif d'endormir nos réflexions par rapport aux événements qui touchent de près ou de loin nos vies. Chômage et pouvoir d'achat, même je préfère parler de porte-monnaie vide ou avec un petit billet encore pour le superflu. Attentats qui brûlent les vies et sèment le doute, renforcent les haines actuelles sans penser au passé. Car l'histoire a aujourd'hui de l'importance, même si les époques sont différentes, n'oublions pas le passé.
Toi, mon unique petite-fille au milieu des six autres petits-fils, je veux te dire que j'ai vécu la seconde guerre mondiale dans une insouciance de jeunesse. Née au milieu de ce chambardement, avec mon père notaire un peu perdu dans ces responsabilités, ne voulant pas croire en Vichy, ne voulant pas fuir avant de la faire en zone libre, avec ma mère et mes frères plus âgés. Nous avons vécu cela comme une lessive sans fin, coincés dans le tambour sans relâche des doutes, des menaces, des descentes de police ou de milice. J'ai lu, j'ai vu les différentes versions du livre "un sac de billes" dont la dernière avec Bruel, c'est un peu de notre vie, de la mienne sans être juive. J'ai aimé la libération, le goût âmer des années suivantes, libres mais pauvres, les tickets et le manque de choses simples. Pour autant j'ai rêvé en grandissant dans les années florissantes des trente glorieuses, de retour sur Paris. Mes frères ont travaillé, créant des commerces, reprenant le notariat pour l'un d'entre eux, ma mère votant pour la première fois, mettant des robes plus courtes, croquant ce nouveau monde. Et moi j'ai suivi cela malgré la rigidité affiché de mon père, mais un doux poète aussi, un artiste peintre à ses heures perdues, un papa tendre avec la petite dernière.
J'ai pu faire des études, manifesté en 68, crier les libertés des femmes pour être l'égal des hommes, pour être fière devant mon miroir, pour être libre de ma mode. Ah les mini-jupes, mes jambes à l'air, les regards des hommes et des femmes, mon corps dont je pouvais disposer avec la contraception. Tant de détails pour vous, maintenant, durement acquises avec le temps et l'opposition de politiques cachés derrière une religion ou des valeurs ancestrales. J'ai fait du droit, j'ai suivi des chemins sinueux dont ceux de l'amour, plutôt d'ailleurs des amours divers, l'époque le permettait. J'aimais jouir, oui c'est si bon, et puis tu garderas cela pour toi. Grand-père était un homme élégant, avec des forces mais aussi des failles douces pour m'aimer toujours plus, la maladie me l'a enlevé trop tôt. J'ai donné doublement, triplement ma vie pour la famille, pour vous tous, mes enfants et petits-enfants. J'ai toujours adoré les fêtes de famille, les oncles, les tantes, les neveux et nièces et autres cousins, les repas que l'on prépare ensemble, que l'on partage à la bonne franquette, les sourires de chacun. Les fêtes et encore les fêtes, avec ce bonheur de les préparer, de les vivre et d'en parler ensuite. J'ai donné aussi de mon énergie dans des associations pour le droit des femmes, pour faire comprendre aux politiques de tous bords ce qui manquait encore pour arriver à une certaine équité. J'ai débattu, j'ai hésité à aller vers les uns ou les autres, de droite, de gauche ou du centre sans les extrêmes toutefois. J'ai refusé de voir ma liberté se raboter pour rentrer dans des cases, dans un système parfois trop trouble pour être honnête.
J'ai vécu, je vis encore avec mille choses à faire dont penser à vous chaque matin, voir vos occupations et vos amours tout en continuant à coudre avec mes amies, à peindre avec d'autres, à visiter avec les plus vaillantes les expositions ici et ailleurs (je pars à New-york en mai pour info). J'aime tout cela, et je pourrai t'en dire encore et encore. Mais cette liberté, cette valeur que j'espère avoir transmise sans les excès et surtout en combinaison avec la valeur de respect, j'espère que tu la porteras toujours en toi.
Et pour conclure, je suis bavarde aujourd'hui, il faut voter, pour celui que tu veux, mais il faut absolument donner son avis, son vote pour croire encore en ce système, pour en faire partie et peut-être, rêvons encore, pour changer le monde vers un avenir meilleur.
Bises tendres
Ta grand-mère "
Nylonement
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