Au cœur de ce beau quartier chic et vivant, elle assurait chaque jour le service de cette brasserie. Quarante ans de labeur, depuis si longtemps qu’elle avait oublié sa date d’embauche.
Adolescente, sans formation, elle était rentrée chez cet auvergnat, sans recommandation, mais juste avec un nom du cantal, un sourire, un décolleté si frais. Elle avait fait la plonge pendant trois ans, dormant au-dessus de la brasserie, au fond du couloir. Un coin à elle, loin de sa province, de son cantal, de cette famille où la belle-mère ne l’aimait pas, elle était partie, tournant le dos à une époque.
Puis chemin faisant, elle a pris les assiettes, gérée les commandes, en aidant le patron le soir. Un vieux qui rêvait du pays, qui lui parlait de montagnes, de sorties et de vaches. Le week-end elle pouvait manger chez lui, avec sa femme, la caissière, des plats mitonnés, de la tradition, des larmes parfois derrière une roue de Salers. Mais jamais elle n’était repartie, elle flânait dans Paris, dansait dans les bals, fréquentait sans conclure malgré des jambes aiguisées par des talons, des kilomètres de marche par semaine, des allers-retours vers la cuisine, la terrasse, à mettre en place, à servir, à ranger. Elle adorait ce métier harassant, qui dépassait les cinquante heures par semaine. Ce contact avec les clients, les habitués mais aussi les touristes, les VRP de passage, elle aimait parler, de tout et de rien, prendre des clichés dans sa mémoire pour servir encore plus sereinement les plus fidèles.
Elle avait vu les bougnats partir, les suivants investir, et demander plus pour changer tout et revenir aux habitudes de la brasserie, du café, à la tradition. Les années passaient, les décennies avec, elle bossait, affûtant ses jambes, sa petite jupe sur des hanches plus larges, le temps faisait son travail, mais son buste était toujours fier dans son chemisier blanc. Elle était la femme, la seule femme du lieu, au milieu des quelques serveurs, et des rares stagiaires, trop jeunes, trop peu motivés.
Elle menait la salle, ordonnait en cuisine, couchait avec le chef depuis que ce jeune trentenaire avait craqué pour ses gambettes, sa maturité, sa force sensuelle. Il était inspiré à chaque saison pour les plats en fonction des fraîcheurs du marché, mais il était encore plus inspiré en la voyant virevolter entre les tables, lui glissant un bisou entre deux commandes, la tête entre deux portes. Sa silhouette semblait éternelle dans ce lieu, pour les jeunes devenus moins jeunes, pour les clients qui avait vu passer plusieurs patrons mais toujours leur « Dame de Zinc ». Un surnom donné par un poète de fond de bouteille, un ami désœuvré qui rangeait les tables le soir, en toute saison, mangeant gratis pour cela. Elle l’avait imposé, année après année.
Elle était cette femme qui aujourd’hui n’envisageait pas encore la retraite, mais avec un regard derrière elle, sur ses belles années dans ce lieu. Tant de souvenirs.
Nylonement