Le restaurant était plein, dans l'effervescence des déjeuners, où chacun rentre ici en poussant la porte puis le rideau lourd de cette brasserie, file vers sa table pour un repas entre collègues, pour un discret rendez-vous d'amoureux ou pour un déjeuner d'affaires. Le zinc voyait défiler les apéritifs, les bouteilles, les carafes et quelques cafés crème pour les plus rapides. Les garçons avec leur tablier noir se faufilaient avec les plats du jour, aile de raie sauce beurre citron, blanquette de veau et ses petits légumes de Printemps, côte de veau avec son jus de romarin et ses rattes du Touquet, turbot en croûte de sel et ses poireaux vapeur à l'huile de noisette. Les commandes, les plats, les rappels pour une corbeille de pain, pour une bouteille de Sancerre bien fraîche, les signes pour payer, les bruits de la vie, d'un coup de feu en plein coeur de cette cuisine, où chacun couraient avec ses assiettes, pleines ou déjà vides. Le chef balançait la cadence, les serveurs entraient vite, ressortaient encore plus vite vers les tables. Hésitation d'un nouveau, aiguillage par le chef de salle, service des vins dans les verres de cette grande tablée heureuse d'être ensemble après ce séminaire monotone, coup d'oeil d'un jeune oncle pour resservir le champagne à sa nièce, la brasserie palpitait pleinement de cette ambiance toujours renouvelée, de ces bruits sans fond musical mais avec une partition bien rodée.
Elle était entrée, avec un sourire pour le maître d'hôtel, lui laissant son manteau, j'avais laissé un oeil traîné un oeil distrait sur elle, en dehors de mon épaule d'agneau de 7 heures, fondante à souhait. Une paire de gambettes sublimes sur des talons hauts d'une grande finesse, une allure folle pour fendre la foule des tables, pour disparaître vers le fond de cette salle, avec des sourires ici et là pour les serveurs complices, je ne l'avais qu'aperçue, mais cette jupe crayon, ces chevilles enveloppés d'une mousseline fine et noire, presque transparente, j'avais soudainement rêvé d'un voile de nylon, de véritable nylon avec une couture peut-être. Elle était déjà loin, absorbé par les têtes, les mangeurs, les discussions et les dos de chaises.
J'avais repris un peu de cette purée maison, douce et savoureuse aux éclats de truffe. La discussion professionnelle à ma table ne faisait que redondances des questions sans réponses déjà abordées durant la longue réunion du matin, certains avaient l'art de les ressasser, de les reprendre et les retourner pour ne jamais avoir l'intelligence d'en chercher une solution, une vérité pour l'avenir. Leurs futurs étaient déjà dans la prochaine réunion molle, avec les mêmes questions, leurs mêmes responsabilités dans une inaction quasi sacrée. J'attendais qu'enfin l'un ou l'autre veuillent bien avancer avec les paramètres présentés en conclusion, pour émettre un début de possibles réponses, d'opportunités sans langue de bois. J'attendais, fidèle adjoint à mes responsables, sans comprendre ce manque de volonté et donc de décisions, cette incapacité à l'action. D'ailleurs, je rêvais déjà au poste de mon prochain job. J'étais ailleurs pour d'autres raisons.
Et puis vint le dessert, le pousse-café pour célébrer la réussite de ce manque totale d'action, la crème caramel avait une saveur de vanille, charmeuse et suave. Ils trinquaient, je buvais de l'eau. Mais aussi j'attendais une réponse, à une autre question intérieure. Portait-elle des bas, avec ce tailleur si élégant, ce chemisier de soie bleue si féminin ?
Ils discutaient encore, de tout, surtout de rien, j’acquiesçais parfois pour un poli hochement de tête, perplexe quand ils s'enflammaient de leurs responsabilités, en parlant de leurs salaires et autres avantages. J'étais encore un peu avec eux, mais finalement je trouvais l'excuse d'un dossier à ficeler avant le weekend, pour aller prendre l'air. Un bon choix. Un bon timing, car elle repartait seule comme à son arrivée, la jupe devenue fendue. Un jeu de fermeture-éclair pour s'asseoir plus facilement peut-être. Et là, en quelques millisecondes, cette jarretelle. Un secret presque caché, un zip refermé avant d'avoir enfilé son manteau, une jupe redevenue crayon, sa silhouette sautant dans un taxi, elle partait déjà.
Ce petit détail anodin qui emporte nos rêves
Nylonement