Dans la vie, dans nos vies, nous faisons des rencontres, des échanges qui durent quelques secondes, quelques minutes, parfois plus, parfois pour quelques années, entre deux ami(e)s, parfois pour la vie. Des inconnues deviennent des amies, des voisines restent des chipies mal-lunées, des petits services rendent de grands sourires, et plus encore entre les générations, entre un jeune homme et une femme plus âgée. Le temps passe, il grandit, elle est heureuse de le revoir, elle reçoit ses cartes écrites à la main, ils s'écrivent, s'envoient des photos des jeunes enfants. Elle vieillit, se retrouve seule, lui vit sa vie, oublie la routine, oublie sa femme d'un ennui mutuel et consenti.
Puis un jour, ils reprennent leurs visites, du moins lui vient la voir, l'embrasser entre deux rendez-vous dans son quartier, ou pour déjeuner sur le pouce et partageant des paupiettes. L'autre soir, elle était seule, pour sa fête, il lui a amené des fleurs, et il a cuisiné pour elle. Elle a ri, car c'était la première fois de sa vie qu'elle avait un cuisinier personnel, et plus encore qu'elle avait un homme aux fourneaux, à bientôt près de quatre-vingt cinq ans.
Deux doigts de Porto, un verre de Sauternes, il l'a amené de sa cave, son or liquide qu'il aime partager avec elle.
Et de fil en aiguille, au gré des phrases échangées, ils ont parlé de mode, de ses écrits, et de bas nylon. Elle a souri, il a sauté sur l'occasion, en lui proposant une part de tarte aux poires, avec un fond de rhubarbe.
"Mes premiers bas nylon, j'ai dû les avoir pour mes seize ans. C'était juste après la guerre, c'était fini depuis quelques mois, les restrictions, les tickets limitaient encore le tissu pour les robes, pour le pain. On était moins insouciante que maintenant, même dans nôtre petite ville de province. La Drôme, c'était pas trop loin de Valence, de Lyon, mais encore loin de la grande ville, des habitudes et des euphories. On avait des merceries qui faisaient aussi la mode, des patrons à coudre, oui on cousait encore des vêtements soit même. Mais on avait les premiers mannequins en bois. Une femme, un peu moderne avec peu de moyen avait repris le commerce de ses parents déportés, elle faisait des allers-retours vers Lyon, elle ramenait des nouveautés, des chapeaux, des petites broches, je dois encore en avoir certaines dans une boîte derrière la commode. Je te les retrouverai si tu veux. Elle avait des gants qui me faisait rêver, mais l'argent manquait même pour mon père notaire du coin. On comptait, on économisait, et avec ma mère et ma soeur, on regardait sa vitrine à chaque changement, chaque jeudi, jour de repos.
On flânait en vélo, et un jour ma mère m'a dit que nous irions sans ma soeur. Un moment délicat ! cela fait drôle de me souvenir de tout cela, je revois la rue, les trottoirs en pierre brute de la région, les marches larges pour accéder à la boutique. Une devanture dans un bleu gris, les couleurs étaient rares, il ne restait que les fonds de peinture pour l'armée.
Nous sommes entrées, toutes les deux, et ma mère a demandé à voir les porte-jarretelles, une rareté. Même si je savais ma mère coquette, que ma grand-mère portait des corsets encore tard à son âge, nous avions surtout des jarretières avec nos bas de coton. J'avais vu ma mère en bas de soie, quelques fois, une folie d'élégante, de notable pour les soirées chics au théâtre, ou à la mairie. Et aussi pour les entrerrements.
Donc un tour dans un coin du magasin, sur une table, elle a déballé les plus belles dentelles, enfin, rien de sublime, sauf pour l'époque, mais comme tu connais ton sujet, tu sais c'était un peu rêche, pas du tout sexy comme on dit maintenant. On a pris un blanc, le noir était réservé aux autres femmes, pour ne pas dire la rue du bordel, et les veuves. Ah les habitudes, que veux-tu ! J'ai eu droit ensuite de choisir une paire de bas, du véritable nylon, de la finesse incroyable comme jamais la douceur n'avait pu toucher mes doigts. Si fin, si soyeux, si incomparable ! J'ai adoré la sensation dans mes mains, et je sentais déjà mes jambes enveloppées de cette panacée. Ma mère m'a offert une boîte, une marque américaine, avec un oiseau sur le carton. Il y avait trois paires dedans, comme cela je pourrais les intercaler. Cela voulait dire, que si j'en filais un, je pourrais reprendre un autre bas de l'autre paire.
Tu notes tout cela pour tes amies, pour ton blug (elle n'arrive à prononcer blog, désolé).
En rentrant, je suis montée au second dans ma chambre, et tout fière, j'ai posé ce serre-taille sur mes hanches de jeune fille, j'étais pas mal à l'époque. Une fine taille, et hop les agrafes, des boutons, je sais plus. Puis les bas, la première fois, ils me glissaient entre les doigts, si fluides. Et puis les attaches des jarretelles, je n'étais pas douée. J'ai ri, j'étais heureuse devant le miroir de mon armoire. Je les ai porté pendant près de deux ans avec cette boîte à l'oiseau."
Je ne pouvais garder cela pour moi, elle m'a souri, nous avons discuté de cuisine ensuite, en croquant le reste du gâteau.
Et vous, des témoignages à partager ? je suis prêt à les recevoir (même sous le couvert de l'anonymat, du respect et de la discrétion) pour connaître les premiers pas en bas nylon, des femmes, des jeunes femmes, des jeunes filles qui ont vécu cette époqu.
Pour ce blog, et pour nourrir un livre de souvenirs sur l'âge d'or des bas nylon, les années 40-50-60.
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