Un lointain souvenir, forcément quand l'âge devient canonique comme le mien.
Et puis avec le regard, plus encore avec les petites phrases, quand mes proches m'accompagnent dans la maison de retraite. Je suis un petit vieux, branlant sur sa canne, avec des instants d'égarement même, la mémoire semble se couper de ma communication, car je pense encore. Mes neurones se sont adaptées à ma vie lente, à mes courses immobiles dans les longs couloirs beiges, à mes journées rythmées par les repas, les gélules, les aides des soignantes. Parfois je souffre de ne plus être le jeune gars vif qui pédalait entre le village et la ville pour aller guincher avec des copines, pour des bals et des pots, des baisers volés sous les porches des rues mal éclairées. J'avais ma vie, mon petit travail, des rêves, pleins de rêves dans la tête le soir dans ma petite studette, des tas de romans posés au pied du it. PAs de télé à l'époque, mais des milliers de mots, des chapitres dévorés tout en mangeant sur une petite table en formica, dans une assiette un peu triste. Je dévorais les ambiances de polars, les romans aussi romantiques, et quelquefois j'allais au cinéma. Des lumières, des actrices sublimes de glamour, des voix douces, des étoiles en revenant sous la pluie chez moi, toujours en vélo. Trempé je pensais fort à elles, à leurs corsets, à leurs gambettes, à leurs gestes délicats avec leurs cheveux.
Un jour enfin, j'ai eu une voiture, une occase revendue par mon patron, un beau contrat signé juste avant, un nouveau poste, un tournant dans ma vie. J'ai foncé dès le premier week-ed à un autre bal, et elle était là, brune, sublime, conquérante. Enfin je m'en rappelle ainsi car au final elle était discrète, délicieuse avec son parfum de fruits rouges, ses jambes gainées de noir, cachées sous des jupons trop longs sauf quand elle dansait. On a tourné, des milliers de fois avant de s'embrasser, de l'aimer éperdument, éternellement. Chaque jour ou presque j'y pense. Je l'ai aimé si fort. Elle a été ma femme, la mère de mes enfants, l'éternel amour de ma vie. Nous avons roulé vers d'autres cieux, d'autres paysages, avec un appartement et même une petite maison au bord de la mer. De la musique, des danses toujours, des rires et des sourires tous les jours. Un baiser long chaque jour avant de dormir !
Et eux qui me voit comme un vieux, un ancêtre, un héritage sur pattes peut-être aussi, ils oublient que j'ai eu un passé, une vie trépidante, des moments de douces folies. Oui des galipettes avec mamie quand nous étions jeunes. Nos corps étaient en parfaite fusion avec nos esprits, avec les libertés nouvelles de l'après-guerre. Nous avons croqué toutes les douceurs. Elle me manque, mais ces bas nylon, sa touche de féminité si personnelle, toujours sur ses gambettes parfaites, je ne les oublierai jamais. Une nostalgie amoureuse, car c'était une étincelle de volupté qui signait ses sourires, surtout quand elle soulevait sa robe. Malicieuse, séductrice, gourmande de nos corps rapprochés.
Laissez-moi tranquille sous ce parasol, sur cette terrasse avec un peu d'eau citronnée, je suis bien. Ma mémoire déroule des films en noir et blanc, en couleurs, sublimes et uniques.
Nylonement