J’avais été ce lien implicite entre les générations, une simple histoire de famille.
Aujourd’hui nous quittions cette grand-mère qui avait porté toute une tranche d’histoire avec elle. Sous un ciel gris, dans les souffles de vent froid, nous étions tous réunis pour lui rendre un dernier hommage. Elle qui avait été une seconde mère, un second foyer pour exprimer mes rages d’adolescence puis pour me conforter lors de mes études. J’aimais les soirées cartes et chocolat chaud, dans son petit appartement toujours surchauffé. On parlait de papy, parti plus tôt, avalé par sa maladie, harassé par la fatigue de toute une vie de labeur. Avec le temps et les mots justes, elle m’avait ouverte les portes fermées sur son passé, ses douleurs, les zones sombres de ce qu’elle ne voulait pas exprimer, tout en le ruminant depuis des décennies. Sociologie d’une famille, un thème que j’aurai pu prendre pour sujet de thèse lors de mon cursus universitaire, tant il y avait à dire, à écrire et à analyser.
Né dans le sud de l’Europe, dans un pays pauvre, elle avait appris le racisme non pas de la couleur mais des origines, en balbutiant les premiers mots d’une langue inconnue dans ce nouveau pays, négociant pour apprendre au plus vite les codes de celui-ci. De l’école, elle conservait les bons et les mauvais côtés, une tranche d’intégration pour finalement devenir brillante élève mais se faire rattraper par une autre habitude étrange de son époque, elle n’était qu’une fille. Donc pas d’études, mais une unique voie vers un métier manuel, de proximité, dans une petite fabrique locale, pour les tâches les plus répétitives. Une déception qu’elle tournait en dérision avec le temps, le recul et tous les amis rencontrés sur place. Un mari aussi, un homme pris aussi dans la routine des efforts mal-payés, des heures sans fin, des départs au petit matin, des retours à la nuit. Un mariage, un petit appartement, et des années sans enfants, la vie avait décidé ainsi pour eux, malgré leur volonté profonde d’en élever. Miracle à l’approche de la quarantaine, un beau bébé était venu. Avec une double sanction, une fille, qui de plus se révéla ensuite atteinte d’une différence, elle ne parlait pas, entendait mal.
Une époque où tout cela devenait une gêne collective, un malheur familial. Mais renoncer n’était pas dans sa nature même dans l’adversité, elle avait dirigé la maison, son travail, gérer le handicap, trouver les bonnes personnes et le temps pour remédier avec sa fille, pour vivre dans une étonnante normalité. Papy avait suivi malgré lui, ne comprenant pas toujours cette force utilisée pour sa propre fille. Une véritable battante, elle avait appris le langage des signes, lisait sur sa table de cuisine les quelques ouvrages consacrés au sujet, consultait les spécialistes et les évolutions pour donner toutes les chances à sa fille, ma mère. Car la suite, là aussi elles me l’avaient caché, enrobant certaines étapes, voilant les difficultés, les moments de honte et de refus, les errances d’une époque, d’un milieu populaire.
Au final, elles refusaient la fatalité, visaient consciemment ou non, une vie étonnement normale. Avec des études, comme levier dans la société, ma mère avait pu s’adapter à ce monde professionnel de la comptabilité, progressant avec ses seules compétences, sans l’ombre du handicap. Un métier, une véritable reconnaissance, une vie sociale plus souriante, une nouvelle génération. Une rencontre, un coup de foudre, mon père, un homme discret, un brin timide, d’un charme fou quand il lisait dans son fauteuil, un gentleman sans le thé, ils s’étaient mariés, et assez vite j’étais venue compléter le duo de mes frères. Une tribu, une vie de rires et d'amour. Chaque jour des instants complices, du petit-déjeuner au repas du soir, mais aussi au goûter avec ma grand-mère souvent, le reste du temps en famille, nous étions heureux. J'ai assumé pleinement les quelques remarques de mes camarades, souvent éblouis par les bêtises d'ados, l'envie de blesser sans réellement comprendre. Pas de chance pour eux, j'avais des réponses, des mots, une volonté de changer leurs regards sur le handicap, sur ma mère comme les autres. Certes avec mes frères, nous sommes devenus les porte-paroles face aux administrations qui voulaient avoir ma mère au téléphone, qui ne comprenaient pas sa volonté de régler les échanges par email. Un aveuglement certain de leur part ! Mais la vie a toujours été un long fleuve avec des cascades, des tourbillons, des longgues lignes droites tranquilles, bref à l'image de celle de toutes les familles.
Alors aujourd'hui, avec les mots, les sons et les signes, nous avons dit adieu à cette grand-mère qui voulait changé le monde, son petit monde. Que de volonté pour donner la force d'équité à sa fille, à toutes les générations suivantes, nous la remercions.
Nylonement