Entre deux nuances, loin de mes anciens tailleurs noir et blanc, j'ai changé. Je n'ai pas brouillé mes repères, j'ai juste pris mes dix semaines de congés de retard sur les quatre dernières années. Sans jamais compter mes heures, sans même comprendre ce que voulaient dire des semaines de trente cinq heures quand j'accumulais ce temps derrière mon ordinateur entre lundi et mercredi soir, j'ai enfin lever le pied. Un matin, j'ai contacté mon supérieur par skype, sur un autre continent, je lui fait un point sur les projets actuels. Et j'ai enchaîné en annonçant ma pause à partir du soir même. J'ai regardé son regard figé et furieux, surpris aussi par tant d'impertinence, voire même d'inconséquence de ma part. Deux remarques, une évoquant ma carrière, mon évolution vers un poste promis de consultante senior, une autre sur mes avantages à continuer, sur une pause simple d'une demie-journée avant de revenir demain. J'ai coupé son élan, j'ai dit non, refusant son semblant d'autorité. En concluant pour lui sur des résumés prévus pour ce soir, sur chacun des projets en cours, sur le transferts de compétences vers tel collaborateur ou vers tel sous-traitant, j'ai coupé la connexion, j'ai écrit pendant des heures, synthétisant l'ensemble des informations utiles avant cette pause.
Pas vraiment des vacances, pas un congé maladie car j'allais bien, du moins sans souci physique, mais un arrêt dans la course au boulot. Oui j'avais un appartement, payé avec mon large salaire et toutes mes primes pour les projets convertis en succès. Mais je ne faisais qu'y dormir dans cette sublime chambre au design épuré. Je connaissais si peu les lieux, que je n'aurai pas pu décrire la couleur des rideaux, car je ne recevais personne, je travaillais sur la table de la cuisine, en mangeant des plats livrés directement après quelques clics sur une appli de mon mobile. La femme de ménage que je payais pour nettoyer, je ne l'avais vu que pour lui donner les clefs, elle devait mieux connaître que moi l'appartement. Je partais tôt pour le bureau, pour travailler dans les locaux d'un client français ou international, je revenais tard, parfois, je somnolais sur une chaise dans mon coin d'open-space, ou parfois encore je dormais à l'hôtel le plus proche de mon bureau. Loin d'une vie superbe, mais pourtant avec une admiration de mes amis, que je voyais si peu, de ma famille, que je couvrais de cartes envoyées des quatre coins du monde. Mais j'étais absente des principaux événements, trop occupée pour être là pour un weekend de mariage, trop loin pour les enterrements, trop de trop pour tout le reste, même la naissance de la fille de ma sœur, pour son baptême où je devais être la marraine. J'emplissais mon temps d'un tout inexorable, mais je ne faisais rien d'autre que bosser.
Alors j'ai décidé de cette pause, de ce moment pour freiner, pour me désintoxiquer de cette drogue volontaire qu'est le travail, de l'excitation si particulière des projets à lancer avant les autres, à définir pour avoir absolument le marché, à accomplir sans compromis, à finir dans des délais impossibles. Loin de tout cela, réveillée dans mon lit, trop tôt pour un jour où je n'irai pas travailler. J'ai ouvert le frigo, les placards pour constater que mon premier petit déjeuner serait bien maigre. Au final, j'allais pour m'habiller, mais constatant le noir de tous mes tailleurs, jupe ou pantalon avec une veste droite ou cintrée, j'ai cherché autre chose. Sans maquillage, avec juste un jean, un vieux pull tricotée par ma mère, je suis partie vers la vie, la ville. Prendre le temps de voir des gens, sans commander derrière mon écran. Sentir le pain chez le boulanger, craquer pour un croissant, un chausson aux pommes. Acheter des oranges et d'autres fruits pour les croquer, pour en sentir le jus frais et naturel dans ma bouche. J'ai pris ce temps de m'arrêter, de parler avec eux, de retrouver un peu de ce que j'étais. un souvenir de marché avec ma mère est revenu à moi. Des boutiques, j'ai regardé les vitrines, les couleurs. Alors j'ai essayé des tenues, plusieurs, sans comprendre mes propres hésitations. Mais je n'étais pas encore prête à ce changement soudain. J'ai opté pour le gris, les nuances de gris, escarpins, jupe fluide, pull léger en cachemire. Même un sac à main, pour oublier ma pochette d'ordinateur portable.
Respirer pour mieux apprécier le temps. D'ailleurs je ne sais plus exactement le nombre de jours, plusieurs semaines. Mais après ? Je ne sais pas encore si je continuerai, si je reprendrai ce rythme, si je changerai. Le ciel est bleu dehors, et pour le première fois, je me love sur mon canapé sans rien faire.
Nylonement