C’était cet été, un moment de liberté, nouvelle après cette rupture. Je venais de me réfugier dans une petite chambre, gentiment proposée par une amie me sentant un peu fragile. Des vacances, elle avait insisté pour que je fasse un break, moi qui avait annulé mon voyage à Bali avec lui. Je ne voulais pas voir ce futur devenu impossible, je bossais jusqu’à la saturation depuis six mois. Plus de sorties, je les refusais toutes, mêmes les instants entre copines au restaurant, rien de tout cela, juste du boulot. Douche le matin, travail ensuite sur mon ordinateur, sur les projets, quelques rendez-vous avec les clients et les partenaires, je retournais ensuite face à mon écran, mes idées concentrées dans une folle envie de ne plus penser à moi. Boulot encore le soir en mangeant une salade, un morceau de fromages, du boulot jusqu’à ce que ma tête s’affaisse dans le canapé, sur une dernière idée, les yeux fermés.
Un soir, elle était passée, ma grande copine, mon ex-colocataire quand nous étions ensemble en école de commerce à Grenoble. Des soirées pâtes à refaire le monde dans un studio, des soirées avec nos autres copains de classe, nos rapports de stage finis à l’arrache, nos premiers projets professionnels, nos rêves. Elle n’avait pas changé son image, entre sa chemise d’homme sur son corps de femme enfant, blonde et mince, parfois très sérieuse, triste voire fade, et en quelques secondes, radieuse, solaire et conquérante. J’aimais cette dualité en elle, son mari était un ex-camarade de classe, une année avant nous. Un beau brun charmeur, elle avait craqué pour son parfum, je me souviens encore de ses discussions sans fin sur ce coup de cœur après une soirée dégustation de vins en centre-ville. Les petites rues, elle me les avait racontées tant de fois, son parfum, sa chemise bleue à rayures blanche qu’elle portait dorénavant. Je repensais à cela dans le hamac, moi la vacancière malgré moi, venue avec eux, sa famille, ses jumelles en bas âge, sa cousine et son mari, ses beaux-parents. Je m’étais intégrée dans ce cocon familial avec une discrétion réelle, pour mieux disparaître dans la chambre du fond, dès que possible. Ils étaient au bord de la piscine, je me reposais de ce marathon de six mois, pour éviter l’implosion de fatigue. Elle avait eu raison d’insister lors de notre dernier coup de fil pour m’arracher à mon clavier.
Un repas à deux dans un bistrot caché, un endroit privilégié avec peu de monde. J’avais presque perdu l’habitude de la foule, de ces gens nombreux, de ce bruit multiple. J’avais pris un taxi avec elle, son rire solaire m’avait capturé comme dans le passé. Une sensation renouvelée avec nos sourires complices, avec cette amitié distillée entre nous deux. Une porte, un bonjour, une table dans un recoin, un menu sur une ardoise, deux flûtes avec du champagne. J’avais ri de cette initiative comme si elle était mon prince charmant, un beau gosse en train de me draguer. Des bulles, de la fantaisie, j’avais croqué dedans avec un bonheur non retenu. Je m’étais aperçue dans le reflet de la vitre, floue avec en arrière-plan un bac de fleurs de printemps, mais j’étais bien là. On avait bu, largement plus que de raison, juste pour trouver l’ivresse, le sens confus de la désinhibition. J’avais déroulé mes frustrations en mangeant de la cochonnaille, ce plaisir du gras, du goûteux, de la bouche pleine de pain et de sucs de viandes séchées, de parfums complexes. De la gourmandise, juste cela. Elle avait une boîte cartonnée dans un sac, et soudain elle l’avait déposée sur la table. Simplement devant moi. Un cadeau. « Pourquoi » avait été mon premier mot, « pour le plaisir de te voir heureuse » avaient les siens. La marque Repetto, un souvenir complice aussi quand nous avions partagé nos enfances, nos cours de danse classique et plus encore notre envie de reprendre ces exercices de contraintes et de souplesse. Nous avions poussé la porte d’une salle de danse grenobloise, avec nos corps de jeunes femmes, nos collants blancs, nos chaussons neufs, durs et si peu confortables. Là encore, nous avions été des amies encore plus proches, c’était notre échappatoire entre deux cours, entre deux sorties étudiantes, nous venions ici pour la rigueur et le plaisir. Un grand carton, dedans une jupe légère, non pas un tutu de mousseline, mais cette version longue d’un voile opaque rose poudré. Une longueur féminine en attente d’un souffle de vent sur ma silhouette, elle l’avait suspendue entre ses doigts, devant moi, parlant d’un lieu pour la porter tout prochainement. C’était ici, en vacances, un double cadeau, un ticket pour venir avec eux me changer les idées. Cette super amie, je lui avais fait mille bises entre mes larmes de joie.
Et le vent soufflait maintenant sur mes jambes, le rose s’illuminait du soleil arrosant cette terrasse.
Nylonement