Je repense à elle en ce jour gris, assis derrière une vitre chargée de gouttes d'eau. La pluie a commencé à tomber doucement, une bruine délicate sur les fleurs, sur le gazon qui retrouvait son vert oublié avec cet automne prolongé. Comme un coup de pinceau qui uniformisait le sol, comme un coup de baguette magique dans la paysage. Les rares demies heures de pluie des derniers jours avaient redonné vie à cet espace. Mais aujourd'hui l'intensité s'est démultipliée, pour frapper même les carreaux, avec le vent comme complice, une force naturelle et invisible. J'étais là dans mon fauteuil club, porté par le long dossier de cuir, en pleine lecture. Avec ce temps, les souvenirs de son passage ici, dans ma vie.
Cet jeune étudiante, comme moi d'ailleurs, un peu perdue les premiers jours, puis très sure d'elle dans les mois qui suivirent, une personnalité avec un charisme évident même dans cette masse de jeunes gens, tous vêtus de même. Jean, blouson du moment, bottines, sac besace pour tous, sans même une distinction de sexe, juste des couleurs pour les matières, des coupes un peu différentes, mais elle avait ce petit supplément qui forçait mon regard pourtant plonger dans mes cours. Quand elle arrivait dans l'amphi, elle ne descendait pas les marches comme les autres, elle se faufilait, elle marquait une pause, cherchant une place. Justement, prévoyant, j'avais mis mon sac à dos sur un siège libre, mordant les contrevenants, attendant un ami. Mais elle fût pour elle, pour recevoir un merci qui traversa mon coeur. Un sourire en bonus. Inoubliable.
Nous avons pris l'habitude de parler, de réserver nos places mutuellement, de partager nos séances de révisions ensemble. Bien sûr nous avons formé un duo, parfois trio ou quatuor pour les travaux en groupe, travaillant au même rythme, complétant de nos connaissances les avancées de l'autre. Juste pour les études, un sujet de blagues pour mes potes le soir. Quelques railleries entre deux bières. Mais nous avons passé cette fin d'année-là comme deux camarades ayant l'unique ambition de passer les examens pour continuer l'année suivante. Nos résultats furent concluants, les siens plus brillants, et nous avons fêté cela avant les vacances. Chacun repartant dans sa province, basculant vers un petit job, vers d'autres passions mises de côté depuis neuf mois. Le choix des options nous assuraient de futurs cours en commun pour la rentrée.
La suite, vous l'imaginez déjà, elle est revenu, plus radieuse que jamais, avec cette touche caramel en plus, toujours plus belle, avec une maturité nouvelle. Toujours aussi impliquée, prenant au passage des responsabilités dans une association d'étudiants pour de l'aide sociale aux étudiants étrangers. Sa couleur de peau lui fit parfois de mauvais tours, jugés trop souvent par pur racisme. Une fois, alors que nous travaillions ensemble, elle s'effondra face à cette haine trop présente, face aux messages verbaux reçus à la figure, blessants. Elle ne comprenait pas, elle refusait de devoir justifier qu'elle était française, avec ses grands-parents antillais mais aussi sa mère métropolitaine mariée avec son père breton. Quelle confusion dans les mots, dans les douleurs et toujours cette haine pour toujours la différencier. J'avoue n'avoir pas été qu'une grande aide car ne trouvant pas les mots pour sécher ses larmes, juste mon épaule et mes bras. Nous avons tant parlé ce jour-là, je lui ai proposé de venir ici ensuite pour la semaine de vacances qui arrivait. Une vieille maison de bord de mer, ancienne mais inhabitée bien que maison de famille. De longues balades, toujours mes bras, tant de soirées à rire dans ce salon, avec les bûches craquantes dans la cheminée, des plaids pour la couvrir quand elle somnolait dans le fauteuil club. La vie a continué, nos études aussi, nos amours le temps d'une autre année. Et puis elle est partie vers une autre université.
Dans ce journal, une photo d'elle, lumineuse, brillante dans sa profession, toujours aussi belle. Et les souvenirs qui se bousculent dans cette maison. Je suis seul, mais elle est là, en moi, dans mon coeur. Inoubliable.
Nylonement