Dans un nuage de pluie, un tourbillon de vent et de chaleur éteinte, je dévore le macadam humide du trottoir. Noir brillant, constellé de déchets divers, je les ignore car je me suis réveillée pétillante. Souriante malgré le gris du ciel, je serai prête à sauter dans les cases d’une marelle imaginaire pour provoquer des interrogations autour de moi. Partager mon bonheur, sublimer les journées qui appellent le printemps, persuadée que le soleil se cache derrière le coin de cet immeuble, je sautille au-dessus des flaques d’eau. Mes ballerines vernies rouges, mon collant noir opaque, mon caban rouge un peu court, ma capuche pour éviter les gouttes, je suis le chaperon rouge, celui qui a avalé le loup.
Cette énergie, ce moral bloqué sur le beau fixe, c’est juste le cocktail réussi d’un boulot confirmé par un cdi le mois dernier, l’amour partagé avec mon copain, toujours plus fort, et puis notre décision de nous installer ensemble. Finies les soirées à rentrer sur la pointe des pieds à la maison, chez ma mère, cool mais aussi parfois un brin rigide. Une liberté relative où l’espace de nos envies se heurte à ses frontières et ses habitudes. Certes depuis son divorce, elle a changé, en mal, en déprime puis en bien en croisant un jour un quadra infiniment amoureux d’elle. Des vrais tourtereaux, un cap passé ensemble de la cinquantaine, avec au final, autant pour elle, pour eux, pour nous, le besoin de couper le cordon. Le beau-père, quel terme vulgaire, se révèle être un second père, un fidèle remplaçant de mon père aux abonnés absents. Il m’a aidé, donnant des conseils, des avis, pour laisser mes envies de jeune adulte s’affirmer. Un regard différent de ma mère, de mes dernières années avec elle. Je le dis pas assez souvent, pour ne pas dire jamais, mais je les aime, encore plus quand je les vois amoureux, quand je comprends les douleurs enfin endormies de ma mère, son nouveau sourire, son look glamour. Les derniers mois ont été si agréables, mais j’attends avec impatience mon envol vers un nid plus personnel. Depuis deux jours j’ai les clefs de l’appartement, et aujourd’hui je rejoins mon copain pour tout nettoyer, pour installer quelques meubles achetés en kit hier soir, livrés par beau-papa, au cinquième étage, sans ascenseur. Il m’a parlé de son premier studio, de son déménagement dans une voiture minuscule, des cartons faits, défaits, refaits au gré de sa vie étudiante. Demain arrivera notre futon, un lit japonais pour dormir chez moi, chez nous.
Deux pièces minuscules, un salon, du moins une table basse, un coin cuisine, un canapé clic-clac de récupération, une chambre, pas très grande, une salle de bain avec une baignoire sabot, digne des années 50, un w-c, deux fenêtres pour la lumière du jour, mais le tout donnant sur un jardin d’une résidence contigüe, donc nous serons au calme, en pleine ville. Un placard géant, tout un mur, avec un coin d’étagères pour les pantalons, shorts et tee-shirts de mon copain, et tout le reste pour mes robes, mes jupes, mes tuniques, mes tops, mes nombreux tops, mes petits pulls et d’autres folies, je rêve déjà devant l’espace vide. Un peu de poussières, les fenêtres grandes ouvertes sur la pluie, l’air chasse l’odeur renfermée du lieu, je regarde les oiseaux sur l’arbre. Trempés, serrés ils m’observent, annotent peut-être leur longue liste d’habitants, à moins que ce ne soient des voyeurs réincarnés en bêtes à plumes. La ville par l’intérieur, le ciel bleu enfin entre deux nuages, je frotte le parquet, je nettoie la salle de bains en envahissant virtuellement de tous mes pinceaux, tubes, pots et autres parfums. La place, toujours plus qu’actuellement et pourtant je vois déjà que tout cela ne sera pas assez grand. Des envies de fêtes avec les potes, de soirées à rire, à refaire le monde, à construire ma vie. Un nouvel endroit et aussi une boîte à souvenirs ouverte pour les prochains jours.
Mes ballerines parlent déjà de talons hauts, de bottines et de bottes, de milles accessoires pour mieux sautiller en dansant dans ce studio. Amoureuse, joyeuse, souriante, je me sens si bien, ici, chez moi.
NYLONEMENT