A l'ombre de mes rides, j'aimais ces jours de semaine où le temps passait sagement derrière ma grande baie vitrée. Alors que mes consoeurs de cette maison de retraite se gavaient de télévision, je prenais un grand plaisir à lire des livres, des romans et des essais, mais aussi des magazines pour suivre la vie imaginaire des uns, les actualités des autres. Et j'ajoutais à cela une vue panoramique sur la rue, sur cette place derrière les marronniers et sur ce parking extérieur bordé de restaurants divers. Mon passé de psychologue et sociologue justifiait peut-être de cette dernière gourmandise à regarder bouger le monde.
Tant de situations et de conciliabules devant mes yeux, sans autre son que les bruits assourdis des voitures qui roulaient au loin, mais absorbés par les vitres. Donc tant de vie, de parents tirant les enfants, en tenant leurs cartables sur l'épaule, en remettant pour la cinquième fois la capuche car le vent soufflait fort ce matin-là, tant de jeunes gens hurlant leurs espoirs, leurs amours en travers de la rue, se chahutant avant de se coller à nouveau à leurs écrans de téléphones. Tant d'autres portraits chaque jour renouveler, autant de discussions imaginés dans le bouche de ce couple qui se retrouvait avec plaisir le soir, main dans la main, avec leurs sacs, tant d'autres couples s'engueulant ici sur ce trottoir, pour cette infidélité ou ce retard routinier, préparant leur divorce ou des retrouvailles allongées. J'envisageais tout et encore plus, je rêvais à voir cette jeune femme, un peu perdue, cherchant son chemin vers une nouvelle entreprise, ou simplement un magasin de chaussures. Il n'y avait jamais de moments vides, car toujours un groupe ou un homme avec son chien venaient égayer mon quotidien. Au pire, je reprenais ma pile de livres, choisissant au hasard un nouveau livre, prenant dans mon tiroir un marque-page, ceux dessinés par mon compagnon ou offert par des amies. Un lien, un souvenir fort, un détail à glisser entre les pages.
Je repartais ailleurs, je voyageais avant le prochain repas ou la prochaine visite d'un proche, plus surement d'un aide-soignante. De toute façon si mon corps devenait vieux, que mon visage se plissait de bonheur consommé, je restait vive intérieurement. Heureuse de cette vie, encore plus de cette sérénité calme voire studieuse à observer les autres. Car tant d'angles s'offraient à moi quand ces passants anodins marchaient, couraient, s'arrêtaient, virevoltaient, riaient ou pleuraient. Leurs visages, juste ces expressions simples, héritées de nos origines animales, juste cela pour comprendre leurs envies, leurs doutes et leurs besoins. Mais aussi leurs mouvements, leurs pas ou les silences de l'attente, tout recelait un comportement. Et ma gourmandise, sans sucres et sans gras, c'était la mode, cette variété multiple de tenues. Tous les âges, toutes les morphologies, toutes les cultures, toutes les femmes et leurs corps. Ce voyage infini !
Nylonement