Avoir ce contact visuel, c'est mon métier, c'est peut-être plus encore une passion, cet instant magique qui me pousse le matin à croquer la vie, plus encore, plus fort.
Voir et photographier, mon métier, mon obsession, non pas dans une recherche du beau, surtout pas du stéréotype, mais bien dans la nouveauté, dans l'excellence, dans le surprenant, dans ces premiers pas sur le trottoir, en se faufilant dans la foule, et là un visage, une chevelure de dos, une silhouette, une démarche.
Hier encore, je prenais mon journal, version papier sous le bras, six croissants dans un sac, mon jus de pamplemousse frais dans un thermos, notre petit déjeûner du jour, je cherchais la voiture de mon associé, habitude de covoiturage, économie de temps, d'argent, mais surtout renfort de convivialité avec toute l'équipe, chaque semaine, on change, l'un fait le taxi des autres.
J'attendais, un peu de circulation, la rentrée, une femme traverse la rue, en bottes, oui en cette fin d'été, mon regard la suit, elle passe entre deux bus, dynamique, une allure folle, ce plus qui attire l'oeil. Derrière un arbre, puis un abribus, elle avance finalement vers moi, la soixantaine conquérante, une féminité exquise, une femme qui assumait son tailleur, ses jambes fines, son maquillage, son sublime Kelly orange. Un visage lumineux.
Puis je suis monté dans la voiture, flânant comme d'habitude, contemplatif jamais rassasié, autour de moi, en croquant le croissant. Papotant avec mes complices habituels, rires et sombres histoires de nos vies, je regardais la rue, les voitures, les vitrines, avec un commentaire par-çi, par-là. Une jeune femme, juste des yeux, un voile fin bleu sur le visage, pour la pollution, pour ses convictions, je ne sais, elle est passé, son regard vert avec elle.
Un autre feu, une belle brune en tailleur pantalon, le soleil sur elle, une ombre à contre-jour, des cheveux longs, un téléphone à la main, elle court vers un absolu que je ne connais pas. Elle s'envole, part vers d'autres contrées. Un visage aperçu quelques secondes, mémorisé. Un gloss à lèvres orangé, une bonne idée pour l'été indien qui arrive.
Plus loin, des travaux, le plaisir de nos politiques, pas pour les citoyens mais pour leur ré-élection proche, on dépense pour des rond-points inutiles, pour des travaux attendus ou non. Vitrines, tristesse de celles offrant de la lingerie dans des décors minimalistes, sans glamour, avec fadeur, on commente un peu plus, on se propose de les contacter avec les idées du studio.
Elle attend le bus, un foulard sur la tête, un peu sixties, blonde comme elle. Personne ne trouve son prénom, on se lance un défi, oui, mais cette actrice, enfin tu sais, elle lui ressemble... mais le prénom, le nom, rien ne vient vers nous. Son regard est dans le vide, scrutant l'horizon des immeubles, à quoi pense-t-elle ? A ses enfants, à son bébé peut-être même ? A son mari, à son amant ? Nous ne saurons jamais, la circulation reprend, nous emporte.
Et puis là, notre quartier, un parking souterrain, le noir après la lumière, on rentre dans l'ascenseur, vite. Plus de croissant. Petite sonnette, l'étage s'annonce d'une voix chaude sortant de derrière les boutons. Notre studio de photos, de création, l'agence pour toutes et tous. Deux fauteuils, un canapé à l'accueil. Des bonjours à toute l'équipe.
Elle est là, hésite, se lève, je vais vers elle, un regard, ses yeux, son visage au naturel. Des tâches de rousseur, une moue, je suis conquis. Dans un anglais parfait, avec deux mots de français, elle sourit. La journée va être belle, car comme chaque jour, je peins, je module, je ré-interprète des corps et des visages, de la mode, des idées et des mots. On échange, elle se détend, la magie opère.
Les féminités illuminent de leur diversité nos vies. Ma vie.
La semaine en noir et blanc continue encore demain.
Nylonement