Je sais que parfois la folie gagne les coeurs, celles des mes héroines de lectures, ou celles de mes séries préférées. Mais un jour, hier plus précisément, c'est mon coeur qui s'est emballé, franchissant les frontières de l'ordre établi.
Voilà plusieurs jours, plusieurs semaines que je venais ici dans ce café, au coin de deux rues, avec un square en face, une quasi tranquillité dans cette vile, des grands arbres laissant leurs feuilles rousses tombées au sol, libérant des rayons du soleil. J'aimais me câler dans un coin de terrasse oubliant les autres, savourant mon chocolat viennois, et mes livres. Parfois j'y faisais mes devoirs pour mes études de lettres, entre analyse critique d'un auteur, construction rédactionnelle autour d'une thème avec des arguments, des citations, d'autres lectures. C'était souvent un monde de mots que le mien, un tourbillon autour de moi, une évasion qui gouvernait ma vie.
Cependant, depuis quelques temps, j'avais observé mon entourage, cet homme, là devant moi, à deux tables de ma tasse. Il lisait, griffonnait des heures durant des pages, rencontrait parfois cette jolie brune pulpeuse, des amis d'autres soirs, quand mes après-midis se prolongeaient ici avec un plat de pâtes délicieuses al dente. Je venais je le croisais encore, irrégulièrement présent, mais souvent là, derrière ou devant moi, jeu d'un hasard qui se jouait de l'attente de l'autre. Oui cet homme, j'ai fini par le regarder autrement, avec son costume, toujours le même, pantalon noir bien coupé, veste noire, chemise différente, cravate le plus souvent, bien choisie, sobre et élégante, chaussures noires. Anodin de visage, grisonnant, quadra, voire même quiqua, jamais négligé, toujours élégant, et toujours avec sa tasse de thé, il semblaits'amuser de ce tableau vivant devant lui, posant son cahier de notes, les yeux vers la rue, vers la terrasse. Il respirait, humait les apparences, écoutait peut-être les conversations, puis comme à chaque fois, son thé servi, il prenait son crayon, écrivait, sans s'arrêter, sans relever le nez, juste avec quelques pauses pour une gorgée de thé chaud, puis tiède, puis froid. Il posait des mots avec de longues apnées dans son univers imaginaire, tournant les pages noircies, jetant en masse des phrases sur les suivantes.
Je l'observais depuis deux mois déjà, la durée s'amplifait quand le soir, rentrée chez moi, dans mon studio, je le voyais encore, je l'imaginais près de moi, je lisais ses écrits par dessus son épaule, sentant son parfum, sa chaleur et son inspiration.
Coup de coeur, irréel, impossible car il pourrait être mon père, mais je le trouvais beau, libre dans son engagement physique avec les mots, le voyant écrire avec souplesse des lignes et des pages entières, parti dans une dimension parallèle à la nôtre. Intouchable, inaccessible, loin de moi, à trois tables de là, je le voyais ajouter des voyelles et des consonnes, sans limites.
Hier, il faisait chaud, très chaud, s'ajoutant à la fatigue d'une semaine avec des journées sans lui, absent ici, moi seule avec mes livres, mes nuits obsédées par lui. Vers quatre heures, il est venu, a commandé une large théière de thé rouge.
Surprise, heureuse, amoureuse aussi, je me suis levée, avant que sa plume ne frotte le blanc d'une page, je me suis assise devant lui, à sa table, je lui ai tout dit. Bêtement peut-être, mais un coup de coeur que je ne savais plus garder pour moi, au fond de moi. J'avais envie de lui dire que je l'aimais tout entier, l'homme comme son thé, chaud. Il m'a regardé, en souriant respectueusement, voyant le rouge de mon visage, voyant mes lèvres tremblantes, mes paroles vraies mais troublées.
Sur sa page, toujours en me regardant, sans cesser d'écouter ma déclaration, il a écrit "il est beau d'aimer".
Nylonement