Calme dans la maison, avec ce soleil qui entre vaillamment dans le salon, les volets ont dû rester ouverts. Surprise par tant de lumière, j'entre doucement, pieds nus sur le parquet, avec juste ma longue chemise de coton, un orange pastel, un confort d'automne, mon cocon qui a enveloppé ma nuit. Il est là, dans son coin, son capharnaüm de papiers, de livres, de crayons, d'idées et d'objets insolites. Il dort. Sur son bureau, épuisé par la nuit, par les heures, les touches sans limites qui ont saturées son ivresse de mots. Hier soir, il m'a embrassé, s'est levé, nous lisions ensemble dans notre lit, encore une bise, un signe d'amour. L'insipiration l'agitait, je m'étais endormie seule, connaissant ses gestes-là, ce cliquetis au loin sur le clavier.
Dans le noir, il est venu là, il a probablement ouvert la fenêtre, laissant les volets ouverts sur notre courte terrasse pour voir la nuit, la sentir présente, et pour apprécier le silence. Bien que celui-ci soit relatif, en fond sonore, presque peu audible avec les sons du jour, de l'extérieur, j'entends des sonates, le clavier subtil et les teintes endiablées de Glenn Gould. Ce cd tourne sans fin, une boucle qui signe en général la fin d'un texte, d'un roman. Pause. Je connais ce signe, je trouve sur le canapé, les pages imprimées, raturées, le manuscrit entier, sans titre, d'autres ratures en majuscules, il aime que nous en décidions ensemble. c'est le ruban commun pour entourer la fin d'un ouvrage. Tout semble là, entre version imprimée et complément manuscrite.
Il a écrit, donné ses dernières forces, poussant sa conclusion, accouchant des dernières phrases, vivant l'intensité de cette histoire d'amour, j'en avais lu quelques pages, celle d'un chapitre au hasard. Mystérieusement il les laisse traîner, attisant ma curiosité, attendant de savoir où il va, et si cela ne me plait pas, il faudra les réécrire. Patience face à cette critique, la mienne, sa première lectrice, sa muse aussi. Un rôle en plus de celle d'épouse, de maman, de femme, il me l'a dit un jour, car sans moi, il ne peut écrire, même si ils ne nous racontent pas. Mais je suis un point de repère dans les brumes de son inspiration, dans les envolées de nuit comme de jour, dans ses moments de doutes, dans ses moments forts et vamipiriques où les mots le sucent jusqu'à ne laisser que des mains crispées, inertes, sclérosées par l'effort. Mais sans les pages, sans cette imagination qu'il ne maîtrise, sans accomplir cet acte humain de donner vie à des histoires, il ne peut vivre. Il exorcise des douleurs intérieures ainsi, simplement, durement.
Avec un thé, je m'enroule discrètement dans la couverture douce, je me love dans le canapé, et je lis. Première page, premiers mots, premiers pas dans son imaginaire, dans ce labyrinthe où il aime capturer tout de suite l'attention des yeux qui le veulent. Là, il me prend, plutôt me donne sa vérité, ce chemin avec une personne, peut-être son héroine, je lis, j'avance. Devant moi, il dort la tête sur un coussin, à côté de son clavier, une pose sans élégance, peu confortable car assis, mais c'est une de ses habitudes, la fatigue a pris totalement possession de lui. Ses rêves sont des espaces blancs, s'amuse-t-il à me dire, après cette course folle pour une conclusion, pour une fin. Il dort, et moi, je décortique son intrigue, ses personnages, l'intensité des mots, du style que je connais, que j'aime comme l'homme derrière, un privilège entre ce futur livre, lui et moi. Je le lis, je voyage en lui, sagement, je pose les pages, je note des fautes, je souris de ses étourderies, de ses redites, de ses tournures trop molles, de ses excentricités si fidèles à notre complicité. Je lis, chaque lettre, chaque mot, chaque paragraphe, chaque page, j'approche de la fin, le tas lu s'épaissit sur le coin de table. Je le dévore, sans limites moins non plus, les heures passent, je me remplis de lui, de ses mots, de son parfum, car son style est parallèle à son odeur. Il n'y a que lui, que moi, que nous, ses mots qui donnent un trait d'union de plus.
Sur le mot "fin", je pose la dernière page, le soleil a tourné, picore son bureau, bientôt sa tête affaissée sur le coussin, je prends ma tasse. Repue de littérature, je bois le thé fumé, une ponctuation. J'attends son retour auprès de moi, après cette apnée nocturne dans les grandes profondeurs des voyelles et des consonnes.
Nylonement