J'ai pris le temps de sortir, de poser mon thé sur la table de métal ancien, un peu instable, câlée entre deux touffes de pivoines. Un rayon de soleil, peut-être le seul de cette matinée de mai, un comble pour ce printemps qui se lamente sans chaleur. Je suis bien dans ce jardin, avec les oiseaux pour seuls compagnons de lecture.
Une douceur provinciale, mon havre de paix, maintenant.
Je prends une fleur cassée par le récent orage, je la coupe, je porte son parfum à mon visage, elle éclaire des effluves mon sourire. La chaise longue est là, je m'y allonge, je me repose, mon dos me fait souffrir et pourtant.
Pourtant quand je suis née, je courais dans les escaliers de notre hôtel particulier parisien. Mes parents étaient souvent absents, occupés par les affaires, pris par les mondanités le soir, alors la gouvernante nous occupait, moi et ma soeur, mais nous aimions tant dévaler les grands escaliers, pour jouer à cache-cache dans les caves, dans ces lieux quasi secrets et interdits des voutes parisiennes. Des vieux coffres, des vieilles valises, des objets abandonnés par notre famille, par des voyageurs trop pressés, par des oncles d'amérique déshérités.
J'aimais ce marbre, ce retour à la maison, quelques années plus tard, jeune étudiante, je revenais de la province, après plusieurs semaines dans un petit meublé, je sentais alors l'encaustique des lieux, du bois, l'odeur unique de ce tapis qui jalonnait les marches, c'était chez moi, encore quelques marches avant de serrer ma mère dans les bras, ma soeur, mon père parfois.
Puis le temps a accentué la vitesse, son défilé, les années, les rencontres, mes amours, mes enfants, mon fils unique finalement car la maladie avait emporté ma si petite fille. Des malheurs, des doutes, la vie, et toujours cette envie de liberté, de croquer le monde, avec ce nouvel homme, cet appartement américain, New-York, les quartiers magnifiques, les appartements si modernes, loin du style d'Haussmann, des nouveautés, et ce rêve américain si réel. Une fortune faite en décoration d'intérieur, une liberté féminin acquise à grands coups de fierté, d'intelligence et de victoires personnelles. Des artistes dénichés ici et là dans des quartiers moins luxueux, avec des artisans aux mains d'or, des créations, des propriétaires heureux et toujours plus enthousiastes, et puis ce plaisir de l'escalier moderne, des mezzanines, des formes des sixties, des envolées vers le ciel des duplex, des triplex.
J'adorais cette vie folle, cet air différent, cette excitation qui suivait les courants de la mode, ma féminité rayonnait.
Et puis les années ont tant passé, les petits-enfants, le retour en France, les petits bonheurs de Paris, ce grand appartement au-dessous des miens, ils occupent le reste de l'hôtel particulier. J'ai pris des raccourcis avec l'histoire, ne conservant que quelques meubles, quelques tableaux, mais toujours avec ce plaisir de suivre les lignes modernes, tant dans ma décoration que sur moi, je suis une vieille femme moderne, ce qui fait rire mon arrière-petite fille. Elle m'a emmené faire les boutiques pour m'acheter des boots cloutés, et comme nous avons le même pied, je les ai payé, elle les porte.
Aujourd'hui je suis heureuse de profiter aussi de cette maison de famille dans les environs de Tours, un coin de bonheur, de souvenirs, mais pas trop, avec ce jardin, ces iris et ces pivoine, ses bosquets de plantes, ce verger de cerisiers en fleurs, ce havre de paix pour mon dos fatigué. Alors mon dernier plaisir, c'est la gourmandise, des pâtes de fruits, des framboises, et des mots, ceux d'amis, ceux de jeunes écrivains, cette liberté qui parle de femmes, de nous.
Nylonement