Des lèvres rouges, des lèvres rose pâle ou rose fuschia, des teintes de violet, de rouge tirant vers le grenat foncé, d'orange faussement affirmé, de noir ici mais là plutôt prune avec un reflet satiné, des lèvres au naturel, des bouches vierges de tous masques, voilà une nouvelle semaine, un élément anodin et pourtant si visuel, le bas du visage est libéré de toutes contraintes visuelles.
Enfin vous avez la tête au complet de vos collègues, enfin la moitié de vos compagnons de bureaux car encore certains et certaines sont en télétravail, ce sera pour demain si vous êtes présents. Des visages, des bouches parlantes avec des mots complets non absorbés par le tissu fin, des expressions réelles de vie, d'échanges au-delà des regards et des jeux de sourcils. Voilà des barbes, des moustaches improbables, une barbiche aussi pour ce nouveau djeun's jamais vu au complet, arrivé dans les nouveaux embauchés durant les derniers mois, bref des têtes nouvelles, des anciennes têtes revenues, un peu changées, fatiguées ou un peu tristes de ce passage trop long dans le tambour de la machine à laver de la maladie à épisodes, ils et elles sont là.
Cette standardiste don on ne voit déjà que le tronc, peut-être sans jambes, cachée derrière un masque, une vitre fine, des lunettes un peu teintées quand vous étiez revenus au bureau en début d'été, cette personne est là debout avec un visage et un café à la main. Elle existe, vous doutiez, vous aviez envisagé en rigolant un simple robot prenant le contrôle des entrées, vérifiant les pass et autres distributions de gels et de masques. Cette nouvelle directrice, vue uniquement chez elle, dans son chemisier imprimé assez chic, avec un tailleur au complet avec ses escarpins, alors que vous n'aviez qu'une tête en gros plan et en contre-plongée, avec un filtre moche derrière elle représentant un univers froid, voilà un peu plus de chaleur et un rouge à lèvres rouge mat. Elle parle, vous la revoyez encore avec son filtre, les effets secondaires de la décompression progressive du présentiel. Vous souriez intérieurement, vous souriez tout court en apercevant votre équipe, les uns et les autres, avec des bras, des jambes, des tenues plus conventionnelles car le relâchement des visios commençaient à se ressentir côté vêtements. Vous n'osez toujours pas la bise, d'ailleurs est-ce interdit ou professionnellement inadapté dans nos nouvelles rigueurs de comportements.
Vous suivez cette réunion dans cette salle, avec la chaleur de voir chacune et chacun s'exprimer pleinement, avec sérieux mais aussi ponctué de sourires, de jeux des zygomatiques et des muscles des joues, des lèvres et du menton, ce complément si utile aux yeux expressifs certes mais complices de vos mots, de vos affirmations ou de vos doutes. Tout est là, libres enfin.
Avec des lèvres de couleur, ce orange léger et nacré de cette personne inconnue est presque troublant, vous lisez sur ses lèvres, vous êtes captivé, victime d'un sevrage trop long. C'est si beau, cette touche de maquillage, ce détail de féminité presque volée quand votre esprit garde le réflexe de remettre le masque ici ou là. D'ailleurs vos idées s'envolent, et si toutes et surtout tous, nous revendiquions cette liberté retrouvée en portant du rouge à lèvres, hommes et femmes. Comme une manifestation de joie et de couleurs !
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