J'avais tant rêvé de cet instant, il avait pris le temps, nous en avions tous, d'imprimer un beau carton à l'ancienne, et de rajouter des mots manuscrits pour cette invitation à diner. Un lieu, plus exactement une adresse sans plus de précision, probablement un nouveau restaurant, un plaisir gastronomique. Il avait précisé "... et élégant", du moins "vous serez forcément la plus élégante". Un taxi viendrait me chercher devant ma porte pour éviter toutes les petites tracasseries des transports, alors j'avais eu l'idée d'un grand chapeau, d'une capeline d'été détournée pour fêter le Printemps. Et en reposant l'enveloppe, le carton sur la table basse, j'avais cherché dans mon petit dressing la robe. Laquelle ? j'avais rien à me mettre avec un sourire en coin. Si peu de sorties ces derniers mois, si peu de boutiques et encore moins d'envies, si peu de balades avec des copines pour flâner derrière les vitrines, pour trouver une pépite dans un magasin de robes vintage. J'avais rêvé de couleurs, oui pour changer des petites robes noirs toujours avec un effet réussi. Elles remplissaient la moitié de mes rayonnages. Robes ou jupes, crayon ou amples, longues ou parfois très courtes, en viscose léger et ultra-souple ou en cuir épais plus charnel. Je les caressais du bout des doigts mais je cherchais ailleurs, une couleur. Rouge, bleu électrique, vert émeraude, des souvenirs et des lieux, des soirées passaient dans mon esprit, des beaux moments passés, des liens avec le réel, avec elles, mes amies trop inaccessibles pour les voir actuellement, trop éloignées en province, loin de mon quartier, avec des amis aussi, avec lui vaguement, il était parti à l'étranger, travaillant dans sa propre prison de l'autre côté de l'océan. Les liens virtuels entre caméras fades en 2D, rien ne remplaçait son parfum, sa présence, son corps.
Je revenais ici, dans cette petite pièce marquée de tant de beaux achats. Ma lingerie dans des tiroirs, rangés, re-rangés pour occuper le temps, pour retrouver des ensembles, pour essayer de les aligner par couleur, par marque, par style, par souvenirs, j'avais tout essayé, avec ce temps plus important chez soi. J'avais opté pour des tiroirs confort et séduction, pour le quotidien et pour des instants plus complices. Ne mettant que les premiers, j'avais pris la sage décision de mettre uniquement les seconds pour me rappeler les douceurs des dentelles vaporeuses, des coutures des bas nylon, ce geste précis pour les poser au dos de mes jambes. Sentir, non imaginer son regard sur mes gambettes, et puis entre télétravail et quelques achats chez l'épicier du coin, j'avais pris plaisir à redevenir l'élégante du quartier. Ils et elles avaient des masques mais pas des lunettes noires, alors parfois cela commentait mes talons hauts, vertigineux pour en garder l'habitude, pour prendre un pain au chocolat et une baguette graines, j'animais malgré moi la queue distanciée, laissant un écart justifié pour mieux apprécier mes chevilles marquées d'une bride, mes mollets et le début de mes cuisses jusqu'au trench cachant le mystère féminin. Je souriais de rester féminine, juste pour moi, comme une liberté non volée. Alors là encore je saisissais un beau serre-taille de dentelle noire, aérien dans la finesse, structurant dans sa coupe pour marquer ma taille, se poser sur mes hanches, et laisser virevolter les six jarretelles. Ce balconnet serait ravissant sous une robe échancrée, subtilement pour l'élégance, assez pour la volupté vraie. Ses yeux sur moi, une perle posée là.
Et puis ce chapeau, des petits et des grands, trois capelines à peine sorties l'été dernier. Celle-ci pour une robe, je l'avais oubliée, un modèle vaguement fifties en jaune et noir. Elle s'imposait d'elle-même, elle prenait possession de moi, de mon corps, enveloppant ma silhouette. Des bas noirs ou des bas gris, j'hésitais encore, un faible pour les nuances jouant avec les lumières et surtout les ombres. Des talons, le choix serait toujours le plus long. Des étagères débordantes, des bottes d'hiver pas encore rangées, des bottines nouvellement acquises, à peine mixées avec mes récentes tenues, des escarpins, des dizaines de paires, de la gourmandise de mode.
J'essayais, je ne voyais pas le temps s'écouler, j'étais prête pour ce rêve, encore une retouche de rouge à lèvres devant le miroir, un tour pour apprécier le mouvement de la robe, pour apercevoir mes jambes, pour réfléchir à prendre ou pas des gants. Les prévoir dans mon sac à main, je me sentais si bien, un flot de parfum près de la perle.
J'étais prête pour sortir ce soir. Mais la nuit, les portes invisibles ne me permettraient pas de sortir d'ici, de chez moi, et de pousser ensuite des portes closes, depuis trop longtemps closes de ce bistrot sans bruit.
Un gin, un cocktail sur la table basse du salon, avec lui de l'autre côté de l'écran.
Avec un chapeau malgré tout.
Nylonement
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