Ce matin j'ai écrasé une pâquerette, plutôt une belle cinquantaine. Avec quelques pas, je me suis faufilé dehors, dans mon jardin, la pelouse a pris goût aux rayons de soleil et aux rares gouttes de pluie. Verte, elle grandit chaque jour, elle fête le Printemps, cette nouvelle saison pour la nature extérieure, cette pleine croissance renouvelée pour un quatuor à venir de saisons. Et çà et là, les petites fleurs sont sorties, ont relevé leurs têtes blanches ponctuées de jaunes, pour envahir la verdure. Elles sont là, et nous ne pouvions plus rester dans la maison, sans un bol d'air. Pieds nus, nous sommes allés prendre notre premier petit déjeuner d'extérieur. Pain frais et café, nous voilà traversant le carré vert, observant les touches de couleurs, les jonquilles et leurs cousines narcisses, les premières tulipes jaunes et les primevères, nous nous sommes installés sous le grand tilleul. Pour profiter un peu plus du soleil, nous avons déplacé la table au milieu de l'herbe, ainsi les effluves de café et de beurre sur les tartines de pain tiède nous ont emportées.
Dans ce jardin,nous avons pris le temps de savourer la météo nouvelle et d'oublier la crise qui enveloppe la planète. Doublement seules, je suis heureuse d'héberger ma petite fille durant cette période, nous pouvons nous retrouver, partager nos émotions et nos doutes. Mais positives de nature, nous aimons plutôt profiter de ces fausses vacances pour nous parler encore plus. Je suis ses études, qu'elle-même poursuit avec internet dans la bibliothèque, sur le bureau de mon défunt mari, son grand-père. Transition et même transmission, je peux échanger avec elle sur ses sujets d'études, à propos de ses ambitions dans le droit, sur sa volonté de devenir avocate ou magistrate. Ici, elle peut rêver les yeux ouverts, elle peut libérer ses envies, ses émotions de jeune femme, sans voir ses amies certes, mais la aussi la magie d'internet lui permet de garder les liens avec les autres. Hier nous avons même fouiné dans les coffres et armoires pour des essayages de mode, vintage pour elle, de mon passé. Nous avons aussi nos moments chacune dans notre coin, je pars alors dans mon atelier pour peindre ou modeler, elle tapote son clavier, parle à son écran, annote les pages de ses livres d'études.
J'avoue que je savoure cette rupture de solitude. Ma retraite avait trouvé ses routines depuis que j'étais seule, avec des sorties parfois, des visites des uns et des autres, mes expositions et leurs laborieuses préparations. Elle est là pour me partager son énergie, pour me faire rire, et puis je peux lui parler de ma vie, en totale complicité. Moi aussi j'ai été une féministe revancharde, mais aussi une femme au foyer attaché au joug du mariage, je lui explique pourquoi j'ai fait des études plus tard après la naissance de sa mère et son oncle, comment j'ai commencé à travailler pour avoir mon indépendance financière. Avec malice pour pourvoir acheter des sacs à mains et des escarpins dont je rêvais, mais avec le yeux amoureux de mon mari. Je lui livre mes coups de coeur, mes colères aussi, et la sagesse qui aujourd'hui devient un trésor de valeurs. Un bien immatériel que j'aime partagé, encore plus avec elle, cette fleur en pleine éclosion.
Toutes les deux, nous nous protégeons mutuellement, nous avons deux coeurs en harmonie, avec nos deux générations qui suivent les tumultes de notre société. Deux approches différentes qui se croisent, nous avons tant de plaisirs à être ensemble durant cette période difficile, sans connaître la durée. Situation douce au final, les pieds nus dans l'herbe, avec quelques pâquerettes courbées sous nos pas, mais toujours relevées vers le soleil après nous, nous respirons pleinement la vie.
Nylonement
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