La vie était celles de milliers d'autres, celle qui commence le matin, tôt dans les affres du froid et de la brume en certaines saisons, en prenant un petit-déjeuner désenchanté par les mauvaises nouvelles remuées par la radio. Alors il prenait son téléphone et son sac, pour sauter dans les transports en commun, tous les jours, incertains dans leurs déambulations, leurs correspondances et leurs messages laconiques sur un nième incident de parcours. Las de tout cela, il attaquait un travail sans rêve, juste alimentaire avec le temps qui passe, quelques sourires préfabriqués pour les clients, au suivant, au suivant. Rien ne donnait un peu de goût à ces moments-là, juste de savoir qu'il toucherait un maigre salaire, défini par une grille négociée dans un autre temps par des personnes satisfaites de l'exploitation des autres. Rien ne le faisait avancer, ni même réfléchir car toutes actions finies toujours par ressembler à la précédent même si le client est à chaque fois unique. Il travaillait avec juste cette pause pour avaler un ticket restaurant, le papier ayant le même goût que le pain de la boulangerie du coin, sans saveur et avec autant d'additifs indéterminés mais tolérés par l'administration de contrôle de tout et surtout des petits rien. Le soir venait, il repartait chez lui, en chemin inverse, par les transports toujours aléatoires pour rejoindre ce petit appartement à crédit. Mais il cachait sa vie réelle ailleurs.
Dans son sac, il y avait des livres, différents espaces pour ouvrir aux rêves. Lire et partir ailleurs, plus loin, avec cette liberté des dimensions et du temps, avec le gris effacé de son quotidien et les couleurs soudaines, instantanés, dès qu'il rentrait dans le paragraphe, dès qu'il plongeait entre les mots, dans cet océan de lettres. Aucun acte commercial entre lui et cet auteur mort depuis longtemps, mais offrant des phrases et bien plus, des chemins de libertés. Il lisait et certains jours, souvent chez lui, sur un coin de table, sur un carnet, avec un stylo à encre, il écrivait. Un autre accès à son corps, une autre façon de bouger dans le monde environnant, pour chasser le vide d'une semaine sans neurones activées, il se libérait, il partageait des idées, les siennes, savait aussi parfois se contredire, s'insurger contre ceci ou cela, pour revenir sur une vérité en ouvrant la voie à d'autres circonvolutions de narration, de folles envolées lyriques emplies de douceur. Lire, entouré de piles de livres, incertaines dans leur équilibre qui apportait sur le sol, parfois un nouveau choix de lecture, un pur hasard, il ne classait rien, pour garder cette sérendipité naturelle mais aussi pour ne pas rester dans un seul coin de l'univers des mots. Les livres provenaient de cadeaux, de dépôts des voisins sur son paillasson, de livres abandonnés sur un banc, de boîtes à livres ou de de foires, et quelques uns achetés chez Emmaüs. Non connecté à internet, refusant la dictature pernicieuse de ces boutiques offrant le monde entier en accès libre, tout en résumant l'offre à leurs choix incongrus, il ne pouvait plus aller dans les dernières librairies, elles étaient toutes mortes, faute de clients. Ils avaient acheter des téléphones, et au passage un formatage de lecture réduit à quelques mots sur des plus d'informations futiles ou inutiles, mais ne forçant pas à l'effort de lecture. Au passage, ils avaient perdu leurs libertés individuelles, sans le savoir, sans chercher à comprendre. Mais ils se croyaient plus libres.
Lui souriait discrètement, au milieu des livres, des tas de livres, avec cette créature, réelle ou imaginaire, qui venait lire près de lui, perchée sur des talons hauts. Libre de toutes pensées, il pouvait s'évader, avec les mots et parfois avec elle.
Nylonement