Mes journées sont longues, non pas en horaires mais en temps passé dans mon véhicule, en déplacements, même pas pour des dizaines de kilomètres mais plutôt des heures entières dans les bouchons. Là, passif dans l'attente d'un feu vert, d'un mouvement de ce nième camion de livraison, encore un, et surtout bloqué dans les voies toujours plus rares car contraintes par des travaux fantômes d'une mairie de Paris en pleine hystérie.
Certes il y a un bénéfice, je peux regarder le temps qui défile sur ma montre, mais plus sûrement observer la vie autour de moi, sur les trottoirs. Elles marchent, elles s'arrêtent, le nez sur leurs écrans traversent la rue, sans regarder la couleur du feu, sans même envisager des voitures sur le macadam, le même qu'elles foulent de leurs talons. Elles portent leurs sacs, poussent des portes de boutiques, sourient de leurs conversations téléphoniques, discutent entre elles, embrassent des enfants devant l'école, repartent vers le métro, marchent encore vers une autre vitrine, entrent dans un immeuble car c'est ici, leur maison ou leur bureau.
Sur ce trottoir, elle parlait dans son mobile, avec un large sourire attirant la lumière du soleil. Un visage totalement serein, des cheveux bousculés par le vent de cette fin d'hiver, cependant ses longues boucles étaient si belles, si légères, retombant toujours avec élégance sur les épaules de son trench court. Elle marquait une pause, s'observait dans le miroir de la vitrine, à côté des escarpins en cascade, elle était déjà posée sur une douzaine de centimètres d'un vernis noir. Des jambes, oui mon regard s'accroche toujours à de simples détails ;-), fines de la cheville jusqu'au genou, sous un voile très fin, juste marqué de quelques pois, le duo vertical s'envolait sous une robe à chevrons bleus, judicieusement coupée sur son corps. Et ce feu qui durait, mon regard se perdait sur son image renvoyée. Elle rigolait en raccrochant. Puis en cherchant adroitement dans le désordre maladroit de son sac, elle sortit son rouge à lèvres, tourna un rétroviseur, souligna d'un geste sûr ses lèvres devenues parfaitement écarlates. Son écharpe de soie remise en place, elle fît le code de ce jolie porte, poussa après le déclic pour monter les marches vers un amoureux peut-être, un amant possiblement.
Sur l'autre trottoir, un peu plus loin, après cette rue bloquée depuis près de vingt minutes par des travaux pharaoniques qui ne laisseront pas de souvenirs touristiques sauf la saleté permanente et les attentes infinies même dans le bus écolo électrique, lui aussi bloqué, donc sur le pavé, elle était là. Jeune femme, les yeux hagards à la fois endormie pour ne pas voir cette société à laquelle elle ne semblait plus appartenir, les yeux en colère par ce rejet qu'elle ne pouvait comprendre. Le feu passait au rouge, son instant à elle, pour venir vers les voitures, pour montrer sa misère, pour espérer une petite pièce ou un ticket restaurant, parfois aussi un simple morceau de pain, un truc à manger. Elle refusait de compter les jours sans, sans rien dans le ventre, sans aucun repas malgré le froid des nuits, malgré la poussière sur son corps. Elle espérait tant de ces grosses cylindrées dégoulinantes d'euros dépensés pour le paraître de ces messieurs très sûrs d'eux dans leurs costumes, de ces dames souvent aux lèvres bien trop jeunes pour leurs âges. Apercevoir des simples baguettes, des sachets de nourritures, un paquet de gâteau sur le siège passager, tout cela devenait une hystérie intérieur, heureusement anesthésiée depuis de longs mois dans la rue, car il fallait faire profil bas pour inspirer un peu plus de désespoir pour les toucher derrière leurs vitres. Elle avançait sans espoir, sans envie, dans son manteau long, laissant sortir des baskets usées. Le froid, surtout le vent reprenait à chaque feu vert, la repoussant vers le trottoir. Femme perdue dans cette ville d'ailleurs, elle n'avait plus aucun papiers, aucun lien avec ce monde, avec une famille. Elle était seule, ectoplasme ayant définitivement oubliée sa féminité et même sa propre existence. Sans repères.
Bonne semaine à vous, toutes et tous.
Nylonement