Déjà seize heures et pourtant j'ai l'impression de commencer ma journée. Un décalage horaire sans jet-lag réel, je n'ai pas voyagé depuis si longtemps. Simplement un soir je suis rentrée du travail, fatiguée une fois de plus par les nouvelles instructions, les nouvelles notes qui contredisent les précédentes, mais pour aucune ne concerne la réalité de mon quotidien. Un décalage entre les volontés voire les objectifs définis dans un bureau plus haut, tout là-haut dans les étages, et la vérité de notre boulot, dans les couloirs, dans les chambres d'en dessous. Les clients, pardon les patients vus d'en bas, sont des personnes en souffrance, certes il y a quelques mythomanes appelés hypocondriaques pour qui le meilleur médicament serait un franc coup de pied au cul. Mais en général ce sont des victimes de la vie, des virus, des bactéries, des coups du sort, des moments de vieillesse, des moins chanceux avec leurs cancers, des incurables qui savourent chaque nouvelle journée. Une cour des miracles, un mélange toujours plus important de douleurs, physiques et morales, de malades en détresse, voilà mon ex-quotidien.
Parce que ce soir-là, j'ai basculé dans le vide, je suis tombée contre le mur de mon entrée, puis sur le sol, plus rien. Ni son, ni images. Avec les horaires décalés, les heures supplémentaires, les journées sans fin, les repos repoussés par manque de personnel, les remplacements de dernière minute parce que d'autres sont aussi à bout, ce fut le trop-plein en pleine vidange. Un robinet ouvert, cassé et toute mon énergie vidée, dissoute et la prise de recharge trop loin, si éloignée de moi. Lui, il est revenu plus tard, de son travail, il a hurlé, je n'ai rien entendu, j'étais toujours là, à terre. Les pompiers sont venus immédiatement, j'ai basculé vers la catégorie "patients". Du repos, beaucoup de repos mais avec un goût amer de ras-le-bol, cette vocation soudainement perdue, éloignée elle-aussi de mon avenir. J'ai eu le temps, beaucoup de temps pour ruminer mon état, pour comprendre la réalité d'un épuisement physique mais d'abord moral. J'ai repris contact avec la vie, les autres au bout de plusieurs semaines, des mois même.
Alors avec les médicaments, les drogues pour ne pas sombrer, pour remonter vers la surface, pour croire que j'étais vivante, j'ai ré-écrit la frise chronologique de cette maladie. J'ai vu les années passées, les moments sous pression, les journées toujours bien remplies, les patients, les changements de service, les changements de chefs, les consignes et les tableaux pour justifier de tout, de rien, pour mieux constater un manque de moyens. Et puis surtout le manque de temps, car en comptant à la minute nos actes, le responsable de la performance de mon hôpital, le type qui n'a jamais mis les pieds dans une chambre, ni jamais vu un malade, il avait oublié notre ressource principale, le premier soin : l'humain. Je me suis déshumanisé à l'égard de mes patients, et puis moi-même ensuite. Une enveloppe vide de sens et de sensations.
Heureusement, il était là, toujours présent, parfois fatigué de mes hauts et de mes bas, mais toujours avec ses bras chauds autour de moi. Son coeur pas trop loin. Il a essuyé mes larmes, mes doutes, m'a guidé vers la suite, vers un retour à la vie. Il m'a suggéré un nouveau parcours, avec moi en premier, le boulot en second. Il a ri de notre qualité de vie qui pourrait changer, qu'importe. Nous avons profité enfin du temps, de ce repos forcé, de notre amour pour les balades tranquilles.
Aujourd'hui encore je suis sur le chemin vers une destination encore floue. Enroulée dans mon grand pull gris, dans la chaleur de ce corps reconquis, avec une tasse de thé, je l'attends.
Nylonement