J'avais envie, terriblement envie de le revoir. Lui, le directeur de cette agence avec quinze mètres de façade, cet homme raide dans son costume gris de banquier, sûr de lui, méprisant le monde qui l'entoure tant qu'il pouvait continuer à jouer en bourse avec la vraie économie. Oui la caricature inhumaine de notre monde, le type froid qui m'avait reçu il y a un an déjà.
Je voulais le revoir en tête à tête, pour lui parler de mon emprunt, un crédit pour une voiture, un simple remboursement en adéquation avec mes revenus de cadre.
Je me suis présentée au guichet, en précisant le rendez-vous avec le directeur, on m'a fait patienter dans le couloir, quelques minutes, il est venu, toujours dans un costume gris fade, une cravate triste, fidèle à son image. Il ne m'a pas reconnue quand je me suis assise face à lui dans ma robe d'automne, fluide et colorée, avec un gilet fin sur les épaules. Le décolletté plongeant sur ma féminité partiellement disparue. Je lui ai expliqué qui j'étais, une cliente depuis plus de vingt ans avec un crédit immobilier bientôt fini, un salaire de resposnable des ressources humaines, une voiture avec un crédit qu'il ne m'avait pas accordé. Pourtant il était sur le point de le faire, une cliente sans aucun risque m'avait-il précisé, essayant même de me proposer d'autres placements. Il allait imprimer les papiers du crédit quand mon foulard sur ma tête l'a interloqué. Il a essayé de cacher son interrogation, avant que naturellement je lui dise tout sur la maladie, ma maladie. Oui j'avais un cancer du sein, en plein traitement, de la fatigue, des douleurs et bien plus parfois, j'étais arrêtée pour quelques semaines. Et là, financier et personnage hautain, voire vomitif il est devenu. Me rappelant que mon état, mon statut de malade, d'humaine de seconde zone, ne me permettait pas d'avoir le crédit, sauf avec une assurance spéciale, et son baratin avec les pieds sur tous les freins possibles. Je lui ai gentiment rappelé que ce n'était pas contagieux car sinon il devrait raser son agence de m****.
Alors aujourd'hui je vais mieux, un an déjà, des cheveux courts, des douleurs encore, des traitements toujours, un peu moins toutefois, une vie de retour à mon poste depuis quelques mois. Mais comme la ville où j'habite est petite, les rumeurs vont vite, très vite. Je suis donc venue pour lui souhaiter un bon cancer, pas à lui, mais à sa femme. Car je sais que cette malheureuse souffre de ce mal honteux, de cette injustice ulcérante. Avec un sourire complet, je lui demande de revoir rapidement mon crédit immobilier car les taux sont bas, très bas même et que je pense me passer de ses services s'il ne propose pas mieux que son concurrent d'en face. Tout en agitant mes propos acides sur ses propors de l'année d'avant, sur son couple "allez-vous rester avec cette lèpre qui rampe vers vous ?", plus technique parfois "masectomie or not ?". La confiance, la défiance, les douleurs, le regard des autres, son visage hagard, perdu, sonné car les coups pleuvent de mon discours aigri.
Et puis face à cet homme minable, tassé soudainement dans son fauteuil, pris par des remords ou par un début de conscience face aux malades, à ses clients et clientes, je lui dépose une brochure prise en passant sur le trottoir. Je lui dit de profiter des promotions sur les contrats obsèques, à moins qu'il envisage plutôt de choisir dès maintenant le bois du cercueil. Et je sors, moi l'ex-malade, qui dorénavant doit se justifier d'avoir eu un cancer, en plus d'avoir souffert , pour tous les documents des banques et assurances, parfois d'autres aussi. Je ne suis plus une femme blessée mais une catégorie à riques, un être à part. Une double peine intolérable et pourtant quotidienne. Je souris car c'est lui ma seule cible sur son fauteuil gris, pas sa femme pour laquelle j'ai une pensée forte. Lui, ce représentant maudit d'une conscience sourde. Marre de ce système inégalitaire, sournois et presque aussi injuste que la maladie elle-même.
Et si j'allais m'acheter une autre robe, aujourd'hui.
Nylonement
PS : ceci est une satire d'un monde bien réel.