Sous les mots, sous les doigts.
Nous avons ri avec un ami, talentueux écrivain, en discutant librement autour de quelques fines tranches de charcuterie, deux verres de rouge d'un terroir du sud de la France. Que de souvenirs, de textes écrits, oubliés, griffonnés sur un coin de dessus de table en papier, dans des carnets de notes, dans des cahiers, sur des coins de rapports ennuyeux.
Nous évoquions nos instants uniques que la vie nous laisse avec le toucher, avec ce rapport charnel vers d'autres matières. Curieusement le premier sourire a été en reprenant le gras suant de ce jambon, si soyeux, si goûtu, ce lien vers la bouche où là, il exploserait sur les papilles. Noisette, gras, viande, oeuvre du temps, de la nourriture, de l'affinage et souvenirs incroyables des tartines avec le jambon coupé au large couteau par le grand-père sur cette patte accrochée dans la cheminée en été, dans le cellier l'hiver. Un parfum unique qui donne soudainement envie de saliver sur ce parfum de farine, de mie moelleuse, de pain un peu gris, de croûte épaisse, de charcuterie authentique. Un trait de passé, un plaisir gourmand. Nous avons trinqué car les doigts c'est aussi le verre, celui de l'amitié, celui du verre fin, des flûtes de champagne pour tout fêter, pour le bonheur de se rencontrer, de se revoir, de partir avant de revenir. Tout est sujet à avoir des amis, des relations, des personnes inconnues devenant en un soir des amis éternels, des compagnons de ripailles, tant de possibilités. Là aussi le souvenir d'une main tenant une bouteille poussiéreuse, un millésime ancien, des amis heureux, le silence derrière les verres. Des arômes dans le nez, la couleur encore dans les yeux, dans le gosier, les parfums et le bonheur intérieur.
Nous avons évoqué les mots, ce chemin incroyable qui nous les livre naturellement, parfois à la tonne, parfois sans style, parfois à la sueur d'une longue réflexion avec une parcimonie monastique, un simple aphorisme. Coucher des mots sur le papier, taper des mots sur le clavier. Et puis les donner aux autres ! pourquoi les garder pour soi ? En commandant une seconde assiette de saucissons, nous avions déjà admis que le partage n'est que l'unique objectif. Non pour soi, mais pour libérér les mots, car ils ne doivent pas être captifs. Seuls les lecteurs jugeront leur envie de commencer avec le titre, de lire, de lire encore, de s'arrêter, de fermer définitivement l'ouvrage ou le fichier, mais aussi de continuer, d'en parler, de vouloir partager une émotion, un ressenti intellectuel face à tel ouvrage. Nous pouvons tous écrire, avec un talent variable certes, mais nous devons donner, vendre, partager nos écrits. Nouvelles, simples articles d'un blog, roman, livres et même version avec tomes, les mots sont un lien, au-delà d'une réussite, d'un best-seller.
C'est le fruit manuel d'une pensée, d'un regard, d'un sentiment, d'une contemplation, d'un témoignage, de notre imagination sur le monde. Passé, présent ou futur, tout est sujet à l'entourer de mots.
Nous avons dégusté un autre verre, prenant l'option d'un verre de vieux sauternes, souvenir d'une période de passion pour ces vins faciles de Noël, trop vite bus avec le dessert, et pourtant. Là aussi des émotions, des verres, des couleurs entre ocres et or, des millésimes, des amis, des soirées uniques, des rencontres, des personnes marquées par un verre qui parlait à l'imparfait, vendangé par un père, un grand-père, il y a si longtemps. Et nous sommes revenus aux mots, à ce concours, ce prix justement pour un texte sur une dégustation de vieux vins, une situation, une cave voutée, une famille, un père, un fils, un lien.
Des jolies femmes passaient ici et là entre les tables, les heures ayant passé, les personnes venaient dîner dans notre journée de liberté d'expression, d'ivresse un peu aussi. Nous avons vu un dos, des coutures, de jolies robes, des silhouettes et nos sourires communs sont partis sur nos doigts encore, dans nos esprits, sur les nostalgies.
Comment évoquer tant de possibilités, sans les caricaturer ? Il savait si bien donner une réponse évidente à ce tourbillon instable. Il me disait souvent de picorer, de garder la tête haute quand dans un échange je perdais pied, dans nos emails, nos lettres, nos mots échangés. Sans insister, avec diplomatie, il voyait que le texte dévorait le blogueur, que je ne maîtrisais plus mon univers, intérieur et extérieur. Je le voyais alors dans son fauteuil, son lieu, son endroit, là où il racontait comment les doigts serrent une main d'enfant, le guident sur le chemin de la vie. Il savait si bien transmettre les tactiles pensées de ses personnages, de son vécu, de ce qu'il avait vu, de ce qu'il aurait aimé voir, de ce qu'il aurait aimé oublier. La guerre, les odeurs, sa mère, sa soeur, les bruits, les courses, la fuite. Cela le hantait, sans vraiment savoir les liens qui restaient en lui. Sa face obscure, sa liberté, ses larmes à lui, ses doutes, ses douleurs. Mais il était cet être si joyeux, ce jouisseur des mots, ce gourmet, cet homme respectable, ce bel accoucheur de titre, après le point final. Il aimait tant écrire, nous sommes repartis vers le ciel, vers notre place privilégiée, intemporelle, contemplatifs sur notre monde. Sur ce que nous voyons au-delà de la réalité des autres.
Cette femme, fatiguée par le temps, avec son mari, une main qui tremble pour lui, une canne pour elle et pourtant malgré les maux, un amour rayonnant, un duo à table, une gourmandise bien au-delà de l'assiette. Un verre entre eux deux, un partage, comme toujours nous avoua le serveur, comme toujours depuis plus de vingt ans de service. Ils étaient ainsi, sa main à elle sur sa main à lui en observant la salle, les décennies devant et derrière eux.
Nous aurions pu écrire, soudainement déconnectés de notre monde, mais il y avait d'autres mains, d'autres tables, d'autres plats, d'autres discussions, d'autres verres, d'autres silences coupés d'éclats de rire. Mains d'amoureux, derniers touchers avant une rupture, doigts engourdis par l'attente dans le froid avec un bouquet de fleurs, doigts chauds dans des gants, la main serrant l'autre. Mains qui se serrent pour le bonjour, mains sur l'épaule d'un ami, mains pour réconforter après un départ non souhaité, seul face à ce trou noir de la disparition de l'autre, main inerte sur une feuille de papier blanc, avouant une faute, cherchant les mots pour déclarer son amour, pour simplement parler, rencontrer, vivre et exister. Nous avons cherché sans paroles ou avec des phrases trop nombreuses sans aucun classement possible à créer l'encyclopédie des émotions, des doigts comme traits d'union de moments de vie.
Elles étaient partout ici, en train de servir, de manger, d'attendre, d'aimer, de se faire la gueule. De lire aussi là-bas dans le coin, une femme seule, dans un tailleur jaune très années 80. Nous l'avions suivi du regard, des gants noirs en cuir souple, un livre, une lecture rapide, un repas mangé sagement. Nous voilà repartis dans la salle, mais aussi dehors, les passants les passantes, le vent, les lumières du soir, les émotions, les mains toujours.
Nous, des mots, du vin, du moins des verres vides, deux assiettes de fromages, un voyage autour des terroirs français, de belles régions et des balades, des extraits cités de ses récentes nouvelles. Les mains et les doigts, nous les avons vus partout, parlant pour nos personnages, pour nos textes, pour délier les situations ou pour meubler les instants sans dialogues. Il aimait en parler, conteur autant qu'écrivain, humble personnage lui-même dans le monde des livres. Curieux et esthète, il savait observer, vite ou très lentement, d'ailleurs, nous avions passé une soirée à comprendre le temps, à apprécier les mouvements, les autres soit trop vite, soit avec une lenteur gourmande. La fréquence donnait un sens différent à nos émotions, à nos mots aussi. Un tempo pour une mélodie écrite.
La porte s'est ouverte, une silhouette connue, plus qu'une connaissance commune, son jumeau, mon ami. Un trio infernal avec toujours des mots. Le dernier venu, a trouvé plus sage de fêter nos retrouvailles, malgré nos agendas impossibles, lui-même ayant quitté une soirée sombre et snob, sur un mal au ventre imaginaire pour nous retrouver.
"Champagne !"
Trois flûtes, plusieurs desserts.
"Vous parliez de quoi ?"
"De doigts, de mains, de sensations ..."
Toujours plus prompt à manger avec ses mains, à sucer ses doigts, à prendre la nourriture pour se gaver dans l'opulence d'un gargantua, il a ri, rempli sa bouche de profiterolles et de chocolat liquide. Il était notre troisième élément, le trublion satisfait uniquement par l'excès, du moins extérieurement, mais plus par un appétit sans limites pour découvrir, du naturel jusqu'au plus subtil. Un épicurien de tous les bontés de la vie, pouvant croquer des pêches dans l'arbre, se rouler dans l'herbe avec sa compagne, le jus du fruit dans sa bouche, l'embrassant sans fin, et le même soir, déguster un repas plus guindé, avec le souvenir de l'après-midi, en coupant avec fourchette et couteau, en pelant sa pêche de vigne pour la savourer sur une glace à la vanille bourbon, avec quelques cannelés. Sobrement ou excessivement, il était ainsi. Alors notre sujet l'emporta avec son univers de mots, bien à lui, encore plus libres, presque libertins, souvent érotiques, vers des vallées plus folles, plus magiques, avec tout autant de délices. Ses yeux brillaient, les nôtres aussi.
Sous nos doigts, des mots.
Mais aussi entre nos lèvres, depuis des heures.
Des doigts, des lèvres, la nuit serait sans fin.
Les mots aussi.
Nylonement
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